Usages et valeurs du noir

Les journées Asie « Usages et valeurs du noir », proposées dans le cadre du CEEI et de l’IFRAE les 7 et 8 juin 2022, se donnent pour but d’explorer la richesse conceptuelle de la notion de noir et la multiplicité des enjeux qu’elle ouvre dans l’étude du texte, de l’écriture, de l’image, des formes mixtes. Les théories esthétiques et sémiotiques du noir, les fonctions et usages du noir dans les écritures et les arts graphiques, le rapport vide / plein dans la création, le vocabulaire du noir (comparaisons linguistiques et constructions culturelles), le rôle du noir en littérature pourront être abordés.

Sesshū, 1420-1506, lavis d’encre sur papier

Dans la peinture monochrome de l’Asie orientale, la dualité noir/blanc, foncé/clair, dense/clairsemé doit se comprendre comme une émanation du binôme cosmique des deux principes opposés et complémentaires qui donnent naissance à tous les phénomènes entre ciel et terre, le Yin et le Yang. Il en va de même en calligraphie, où le signe d’écriture doit sa valeur au noir, qui ne se conçoit qu’en rapport avec le blanc. Le noir est également la couleur du chaos primordial (玄xuan), que l’on retrouve dans la mythologie Shintô. L’esthétique de l’obscurité (闇 yami) au Japon est la base de l’architecture de la maison de thé et du théâtre nô. La vision de la nature plongée dans l’ombre se retrouve comme un leitmotiv dans la poésie, la fiction et la peinture. Le noir est étroitement associé à la pensée de l’empreinte : estampage, estampe, typographie, xylographie, manière noire en gravure, imprimé, photographie, électrographie, cinéma… Une recherche d’élégance typographique a prévalu également, notamment dans les hypergraphismes. Le noir et blanc est devenu si familier que lorsque se développeront la photographie, le cinéma et la télévision en couleur, ils seront d’abord jugés vulgaires et tape-à-l’œil.

La littérature retiendra également notre attention. La couleur noire caractérise certains genres ou courants (roman noir, roman gothique, romantisme noir) par les valeurs symboliques qu’elle incarne : ainsi, dans la religion chrétienne, elle est associée au mal, aux péchés, aux démons. Qu’en est-il en Chine, en Corée ou au Japon ? En Europe, le mouvement romantique fait du noir une couleur à part entière en l’identifiant aux états d’âme liés à la nuit, à la mélancolie, au mal d’être. Le noir évoque aussi la révolution industrielle, le charbon, la fumée des usines, le goudron. Certains poètes s’en emparent. L’aspect mystérieux, fantastique ou subversif du noir apparaît également dans certains faits linguistiques. Alors que dans toutes les langues européennes, il existe ainsi de nombreuses locutions d’usage courant qui soulignent la dimension secrète, menaçante ou funeste du noir, la couleur noire n’a, à l’origine, rien de négatif en Asie orientale : elle représente par exemple impartialité, honnêteté et justice sur les visages peints de l’opéra de Pékin.  

Divers auteurs ont approché la notion de noir selon des orientations épistémologiques variées (Anne-Marie Christin, Michel Pastoureau, Gérard-Georges Lemaire, Annie Mollard-Desfour…), à l’aide de concepts tels que l’empreinte, la plénitude, la transgression, l’ambiguïté, etc. Nous réfléchirons à la question fondamentale de l’ombre et de la lumière et aux contrastes.  La nuit noire exerce sur l’homme une puissante fascination en le confrontant à ses limites : limites de ses capacités sensorielles, mais également limites dans la perception de l’infini de l’univers qui nous renvoie au mystère des trous noirs et de la matière noire. Celle-ci, invisible, n’est révélée que par son pouvoir de perturbation de la matière visible. Le noir, optiquement, est d’abord la négation de la lumière. Il est la couleur de la nuit, par opposition à la clarté du jour, donc de tous les fantasmes, fantômes, esprits maléfiques qui nourrissent l’imagination. Le test de Rorschach (1921) est basé sur l’interprétation de taches d’encre noire : on parle à ce sujet de choc du noir, qui aurait un effet déclenchant sur l’imaginaire. Au contraire du blanc, le noir semble marquer « l’amoindrissement, voire la disparition de tout processus perceptif » (Florence de Mèredieu).

Les interventions, qui auront trait à l’Asie orientale, pourront relever de multiples disciplines. Les propositions (résumés accompagnés de mots-clés et d’une bibliographie et d’une mini-biographie de l’auteur), en français ou en anglais, pourront être envoyées jusqu’au 28 février 2022 à Isabelle Charrier et Marie Laureillard aux deux adresses suivantes : le-mat.isabelle@orange.fr et mlaureillard@free.fr


Bibliographie indicative (en langues occidentales) :

Aubenas, Sylvie ; Conesa, Héloïse ; Triebel, Flora ; Versavel, Dominique (dir.), Noir & blanc – une esthétique de la photographie – collection de la Bibliothèque de France, Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2020
Cheng, François, Vide et plein : le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991
Christin, Anne-Marie, « Silences du noir », dans Andreas Beyer & Laurent Le Bon (dir.), Silence. Schweigen, Berlin & Munich, Deutscher Kunstverlag GmbH, 2015, p. 277-293
Escande, Yolaine, L’art en Chine : la résonance intérieure, Paris, Hermann, 2001
Escande, Yolaine, « L’encre », dans Alain Montandon (dir.), Le dictionnaire littéraire de la nuit, Paris, Champion, 2013, p. 421-431
Illouz, Claire, Les Sept trésors du lettré : les matériaux de la peinture chinoise et japonaise, Puteaux, EREC, 1985
Lavandier, Marie ; Guepratte, Juliette ; Piralla, Luc (dir.), Soleils noirs, Paris, Lienart, 2020
Linhartova, Věra, Sur un fond blanc : écrits japonais sur la peinture du XIe au XIXe siècle, Paris, le Promeneur, 1996
Mollard-Desfour, Annie, Dictionnaire des mots et expressions de couleur : le noir, Paris, CNRS Éditions, 2005
Pastoureau, Michel, Histoire du noir, Paris, Seuil, 2008
Petrucci, Raphaël, Encyclopédie de la peinture chinoise : Les enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde, Paris, You Feng, 2014 [Paris, H. Laurens, 1918]
Tanizaki, Junichirō, L’éloge de l’ombre (trad. René Sieffert), Paris, Publications orientalistes de France, 1993