Responsable : Sébastien Billioud
Suppléant : Zhe Ji
L’histoire et la sociologie des faits religieux constituent une orientation centrale des recherches effectuées au sein de l’Institut Français de Recherches sur l’Asie de l’Est. Les chercheurs participant aux travaux dans ce domaine sont des historiens (histoire religieuse, sociale, intellectuelle, de l’art) ainsi que des spécialistes des sciences sociales. Ils travaillent sur une diversité de traditions (bouddhisme, confucianisme, taoïsme, shintoïsme, sectes syncrétiques, nouveaux mouvements religieux, christianisme, mais également des phénomènes religieux en contexte très ancien et donc plus difficiles à nommer) et d’aires géographiques (Chine, Taiwan, Corée, Japon, Vietnam et circulations transnationales). Quatre thèmes sont privilégiés : (1) les appropriations politiques du religieux et religieuses du politique ; (2) les circulations religieuses transnationales en provenance d’Asie ; (3) la diversité des vecteurs de transmission du discours religieux (étudiée à travers un projet portant sur les figures des au-delà en Asie orientale) ; (4) l’histoire intellectuelle dans son lien avec les traditions spirituelles (avec un projet sur les récits biographiques). À côté de ces axes, l’IFRAE constituera également un foyer majeur en France d’études sur le bouddhisme à travers le rattachement du Centre d’Études Interdisciplinaires sur le Bouddhisme, cofondé par l’Inalco, le Collègue de France et l’EPHE et financé par des fondations privées.
Thème 1. Appropriations politiques du religieux et appropriations religieuses du politique
Tout en tenant un discours apparemment unanime sur la sécularisation (partout affirmée), les pays d’Asie orientale présentent en réalité un ensemble d’expériences originales témoignant de la diversité des modes d’articulations entre religion et politique dans des contextes anciens comme contemporains. Ces expériences, qui doivent être nécessairement comprises dans leur épaisseur historique, seront au cœur des préoccupations des chercheurs de ce premier axe. Les travaux s’organiseront autour de trois thèmes.
Il se décline en trois projets de recherche :
1. Les usages politiques du religieux
Contactez les responsables : Sébastien Billioud et Zhe Ji
Ce premier projet englobe la double question de l’instrumentalisation des religions par le pouvoir et celle de la production de systèmes idéologiques dont la dimension religieuse dépasse la question d’une simple appropriation extérieure, posant ainsi la question de l’existence d’une religion civile ou la persistance d’une religion d’État. Sébastien Billioud abordera ces questions à partir d’une analyse des recours idéologiques et politiques au confucianisme en Chine et à Taiwan (du début du 20e siècle à nos jours) tandis que Fu Lan travaillera plus spécifiquement sur la manière dont les campagnes officielles d’édification morale actuelles sont relayées par des groupes d’entrepreneurs confucéens. Édouard L’Hérisson étudiera pour sa part le culte d’État mis en place par le Japon moderne en réinterrogeant la notion de Shinto d’État par le biais d’une analyse de la partition du shintô entre une sphère publique « non religieuse » et une sphère privée « religieuse ». Lü Yuchen prendra pour angle d’analyse les engagements religieux de lettrés comme Zhang Taiyan (1869- 1936) et leurs incidences sur la pensée politique et l’idéologie. Tous ces travaux feront alors écho à celui de Ji Zhe qui, dans une perspective plus contemporaine, s’intéressera à la « diplomatie religieuse » souvent mise en œuvre à travers de grands rassemblements internationaux organisés par l’État chinois, lesquels témoignent directement de l’enchevêtrement observable du politique et du religieux. Kim Daeyeol s’intéressera à des questions proches, mais dans le cadre très différent de la Corée prémoderne : il étudiera alors comment le pouvoir et les classes dirigeantes ont, pour servir des fins politiques, à la fois utilisé des ressources religieuses et joué, en l’influençant, sur le positionnement des différentes traditions les unes par rapport aux autres. De manière générale, le politico- religieux était une dimension centrale des sociétés anciennes. C’est sur ce sujet que portera la recherche de François Macé et Laurent Nespoulous en analysant comment l’archéologie et notamment les productions religieuses du Japon protohistorique et ancien font l’objet d’enjeux et de réappropriations politiques aussi bien dans le passé ancien que dans un contexte très actuel, chaque fois en relation avec la construction et la consolidation de l’État. Ils s’intéresseront pour cela particulièrement aux tombes, dans un cadre qui mélangera archéologue funéraire et croisement des données matérielles avec les textes les plus anciens de l’archipel (histoire, mythologie). Enfin, dans un registre différent mais complémentaire à toutes les études précitées, Kim Hui-yeon montrera que le recours au religieux par le pouvoir ne se limite pas nécessairement à des traditions indigènes : elle étudiera pour cela comment le gouvernement sud-coréen utilise aujourd’hui les missionnaires chrétiens dans son entreprise de « nation branding ». Ce travail est prolongé par un séminaire de M2, ouvert aux doctorants, et animé par Sébastien Billioud.
2. Religions et politique
Contactez les responsables : Sébastien Billioud et Zhe Ji
Le second thème de recherche sera celui du positionnement des religions à l’égard du politique. Devant composer avec des cadres normatifs qui limitent leur marge d’action, les religions sont contraintes à une adaptation constante. Dans les régimes autoritaires, il leur est nécessaire de négocier avec les autorités un espace d’exercice de leurs activités ou alors de se replier vers des activités souterraines. Divers cas permettront d’étudier cette question en Chine : celui des organisations bouddhistes locales et taïwanaises (Ji Zhe) ou des grands temples bouddhistes (Amandine Peronnet), du réseau des temples bouddhistes Shaolin (Xu Lufeng), des groupes d’entrepreneurs confucéens et bouddhistes (Fu Lan), des éducateurs confucéens (Sébastien Billioud, en collaboration avec Wang Canglong, University of Hull ; Silvia Elizondo), de l’Association taoïste de Chine (Hélène Voyau), des sectes chrétiennes interdites comme le Quannengshen (Pan Junliang), des mouvements protestants évangéliques souterrains et de l’église protestante officielle (Juliette Duléry) ou encore d’un puissant « nouveau mouvement religieux » syncrétique, le Yiguandao (Sébastien Billioud). Édouard L’Hérisson s’intéressera, dans le Japon moderne, au mouvement Ōmoto et à d’autres groupes hétérodoxes (Tenri kenkyūkai, Amatsukyō, Shinsei ryūjinkai) qui se heurtèrent aux autorités tandis que Jérémy Jammes réfléchira à l’émergence d’un type de méditation parmi les communautés caodaïstes vietnamiennes visant à contourner l’interdiction de leurs pratiques médiumniques oraculaires. Ces études comparées devraient permettre de mettre en lumière les différentes stratégies d’acteurs religieux extrêmement divers afin de composer avec un environnement très encadré et restrictif. Mais la question de l’adaptation à l’environnement sera aussi posée dans des contextes plus ouverts et démocratiques. Kim Hui- yeon étudiera comment les églises protestantes sud-coréennes embrassent volontairement la rhétorique du gouvernement de Séoul afin de transmettre une « coréanité » aux populations migrantes originaires d’Asie du Sud-Est, participant ainsi au « nation-building » promu par le gouvernement. À Taiwan, les organisations religieuses (étudiées par Sébastien Billioud et Ji Zhe) s’engagent socialement et contribuent largement, notamment par leurs actions philanthropiques et éducatives, à la cohésion sociale. On analysera alors comment leur stratégie d’expansion (sur l’île, en Chine, dans le monde) détermine leur positionnement dans le paysage politique taiwanais. Enfin, certaines religions portent directement un projet proprement politique, à l’instar de la Sōka gakkai japonaise. C’est ce qu’illustreront les recherches de Pan Junliang à partir du cas du Quannengshen.
3. La militarisation du religieux
Contactez les responsables : Sébastien Billioud et Frédéric Wang
La problématique de l’articulation entre le civil (wen) et le martial (wu) est depuis toujours centrale en Asie de l’Est, même si elle a pu prendre des formes très différentes en fonction des pays, des cultures et des époques. L’importance relative de l’un ou de l’autre pôle, notamment dans la culture des élites, a pu influer sur leur propre compréhension des systèmes de valeurs dont ils se considéraient être dépositaires. Ce constat est encore pertinent à l’époque moderne. On étudiera ici en premier lieu la situation du confucianisme. L’hypothèse émise par Sébastien Billioud est que le confucianisme chinois connaît à partir du début du 20ème siècle une militarisation (retour du thème martial) que l’on retrouve jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs cas concrets seront étudiés pour expliquer ce phénomène et en montrer les enjeux les plus actuels. Si l’influence du confucianisme japonais constitue sans doute l’un des facteurs explicatifs de cette situation, il n’en est pas forcément le seul. C’est de la profondeur historique que Frédéric Wang apportera à cette réflexion afin d’abord de retracer sur la longue durée l’histoire de l’équilibre entre le civil et le martial et de montrer les formes qu’il a pu prendre dans l’histoire impériale tardive. Les cas de confucéens illustres comme Wang Yangming ou Zeng Guofan seront alors considérés, permettant sans doute de mieux comprendre la genèse de certaines mutations modernes du confucianisme. Mais ce travail sur la militarisation du religieux ne se limitera pas au confucianisme puisqu’elle sera aussi analysée par Georges Favraud à partir de techniques du corps de maîtres taoïstes du Hunan, lesquels articulent une pratique des arts martiaux exorcistes et une tradition visant à « nourrir sa vie ». La situation japonaise sera aussi étudiée par deux chercheurs. D’une part, Laurent Nespoulous analysera comment la religion et les assemblages culturels dans lesquels elle se situe (le bouddhisme zen en contexte médiéval par exemple) a pu aussi servir historiquement au Japon à l’élite guerrière de stratégie de différenciation sociale vis-à-vis des lettrés. D’autre part, avec l’exemple de l’aikidō au sein de la secte Ōmoto et du Shōrinji kenpō créé dans l’immédiat après-guerre, Edouard L’Hérisson travaillera sur la pratique martiale dans un cadre religieux. Enfin, en ce qui concerne le Vietnam, l’origine et les ambitions géostratégiques de l’armée de la nouvelle religion caodaïste qui a fait couler beaucoup d’encre pendant la guerre d’Indochine, seront analysées par Jérémy Jammes.
Si les liens entre religion et politique seront donc abordés dans ces trois grands thèmes de manière variée, une question fondamentale nourrira néanmoins de manière transversale la plupart de nos recherches. Il s’agit de celle du politico-religieux (ou du théologico-politique) et de son éventuel rôle, aujourd’hui encore, au fondement du social et de l’Etat, par-delà même le discours des Etats sur leur nature sécularisée. Rien n’est d’ailleurs plus emblématique pour réfléchir à ces thèmes que le caractère 教 qui porte étymologiquement en lui cette double référence au politique et au religieux.
Thème 2. Circulations religieuses transnationales
L’Asie de l’Est connaît aujourd’hui un remarquable dynamisme religieux qui se traduit par une circulation accrue des acteurs, des croyances et des modalités concrètes de l’activité religieuse. Ces circulations ont une dimension régionale, mais, plus largement encore, mondiale. Cet axe, qui regroupe des enseignants-chercheurs (Ji Zhe, Kim Hui-yeon, Pan Junliang, Sébastien Billioud) et des doctorants (Mu Sihao, Juliette Duléry, Xu Lufeng, Edouard L’Hérisson), s’intéressera aux circulations religieuses à travers deux thèmes précis : d’une part, les nouveaux foyers d’exportation du religieux en Asie de l’Est ; d’autre part, l’importance du religieux dans les phénomènes migratoires. Les travaux sur les migrations s’intégreront aussi dans le projet Migrations (Axe 2, thème 2) de notre UMR.
Il se décline en deux projets de recherche :
1. Les nouveaux foyers d’exportation du religieux en Asie de l’Est
Contactez les responsables : Zhe Ji et Junliang Pan
Depuis le début du 21ème siècle, le champ religieux mondial a connu de nouvelles reconfigurations liées à des dynamiques religieuses est-asiatiques. D’une part, la circulation de formes religieuses originaires d’Asie, dépassant un cadre régional, se développe rapidement dans d’autres parties du monde à travers des phénomènes de migration et grâce aux développements des moyens de transport et de communication. D’autre part, le relâchement du contrôle politique sur les religions et la croissance économique forte des années 1980-90 ont permis l’émergence dans cette région d’un ensemble de nouveaux mouvements religieux qui savent aujourd’hui parfaitement s’adapter, pour servir leur prosélytisme transnational, aux valeurs et discours de la mondialisation (du pluralisme à l’écologisme) et détiennent de surcroît des ressources financières considérables. À partir d’enquêtes de terrain, le travail de notre équipe se focalisera sur l’organisation et la structuration de l’expansion transnationale de certains groupes basés dans des lieux géopolitiquement stratégiques pour l’exportation du religieux. Les principaux cas étudiés seront : le mouvement Yiguandao basé à Taiwan et à Hong Kong et le groupe taïwanais Weixin shengjiao (Sébastien Billioud) ; le groupe taïwanais Fuzhi et sa promotion du bouddhisme tibétain et d’un mode de vie « biologique » (Mu Sihao) ; les centres Shaolin et leur rôle dans la mondialisation du Chan, du kung-fu et de la médecine bouddhique (Xu Lufeng) ; les organisations protestantes issues de Taiwan (Pan Juliang) et la diffusion des mouvements évangéliques et charismatiques dans le monde chinois (Juliette Duléry) ; les réseaux du Maître bouddhistes Jingkong, lequel ouvre d’importants centres à Hong Kong et en Malaisie (Ji Zhe) ; le nouveau mouvement religieux bouddhiste Guanyin Citta qui organise régulièrement de vastes rassemblements mondiaux à Hong Kong, à Macau ou encore Singapour (Ji Zhe). Notre recherche s’attachera à l’étude de la production mondialisée du religieux et à l’articulation entre les ambitions universelles affirmées et la prise en compte de particularismes locaux. On examinera particulièrement les questions : du leadership ; des stratégies de développement dans des cadres géographiques et culturels divers ; de l’organisation de l’effort prosélyte (stratégies mises en œuvre pour attirer des adeptes) ; de la formation des missionnaires ; du lien avec la politique des groupes étudiés (ce qui fera, dans ce dernier cas, directement écho à nos préoccupations de l’axe 1). Comme les autres, notre travail pourra être ouvert à des chercheurs affiliés à d’autres institutions et qui travaillent sur d’autres foyers d’exportation du religieux de la même région.
Ce travail prolonge des projets et collaborations déjà existantes. Ainsi, Sébastien Billioud et Ji Zhe animent ensemble depuis 2014 un séminaire conjoint (M1, M2) de l’UP et de l’Inalco sur la globalisation des religions chinoises. Ce séminaire, ouvert aux doctorants, se poursuit. Par ailleurs, un partenariat est aussi développé avec le département de sociologie de l’Academia Sinica (principale organisation de recherche taïwanaise) ou un groupe travaille aussi sur la globalisation des religions chinoises.
2. Migrations et religions
Contactez les responsables : Junliang Pan et Hui-Yeon Kim
Dans un contexte d’intensification des migrations internationales, les différentes sociétés sont
« connectées » par des réseaux dits transnationaux. Il faut reconstituer l’espace de manœuvre des acteurs (personnes ou institutions) investissant ce champ d’action transnational, et donc comprendre le système d’organisations le déterminant du niveau local au niveau global. On tentera de mieux saisir les logiques d’institutionnalisation que peuvent susciter différents types de circulations religieuses. Les migrants, de plus en plus nombreux, sont les acteurs dynamiques du tissage des réseaux religieux. Leur déplacement entraine des circulations de biens et de ressources symboliques, de nouvelles pratiques religieuses, et de nouveaux modes du croire.
Afin de mieux comprendre ce processus, Pan Junliang étudiera la dynamique religieuse des Chinois à travers l’organisation des églises protestantes en France, ainsi que d’autres groupes religieux chinois en Europe. Il cherchera à comprendre comment la circulation du savoir, de personnels et de normes religieuses contribuent à la structuration de groupes religieux et à la création de hiérarchies avec l’émergence de nouvelles élites dans les communautés chinoises d’outremer. Taiwan jouant un rôle important dans cette expansion des religions chinoises, Pan Junliang propose d’étudier plus particulièrement les circulations des missionnaires taïwanais dans plusieurs pays européens comme la France, l’Espagne et les Pays-Bas, ce qui rejoint des questions posées dans le thème 1 du même axe. Ce mouvement religieux des Chinois en Europe ne se limite pas aux protestants. Il en va de même pour les Bouddhistes. Ji Zhe étudiera ainsi l’expansion mondiale de nouveaux mouvements religieux chinois comme le Guanyin Citta. L’analyse de matériaux sur les nouveaux mouvements bouddhistes en France permettra de mieux comprendre comment ceux-ci mobilisent de nouveaux immigrés issus de la Chine continentale. C’est à un autre contexte migratoire que s’intéressera Kim Hui-yeon. Elle examinera les actions menées par les Églises protestantes sud-coréennes à la fois dans les pays d’origine des migrants arrivant en Corée et sur le sol coréen. Dans ce pays, ces institutions religieuses permettent en effet aux migrants de bénéficier d’un espace de socialisation et d’une certaine intégration dans leur communauté ethno-nationale, mais aussi, à travers leur organisation particulière, d’une certaine ouverture à la société d’accueil. La migration devient ainsi un nouvel outil de prosélytisme pour les Églises protestantes, car elle constitue à la fois une nouvelle cible de conversion (les étrangers) et un moyen de reconquérir la classe moyenne des protestants coréens cherchant à s’investir dans les actions sociales. Enfin, dans une perspective plus historique, Édouard L’Hérisson s’intéressera aux sanctuaires construits en Mandchourie dans les années 1930 par des groupes de pionniers paysans japonais qui y ont émigré. Ainsi, ces différents terrains d’études permettront de mieux comprendre comment un accroissement de la mobilité religieuse, par les textes et les acteurs religieux, influence la transformation de la territorialité des croyances et des cultes et la redéfinition d’identités individuelles et collectives.
Thème 3. Les usages de l’image, de la littérature et du théâtre dans l’élaboration et la transmission du discours religieux
1. Les au-delà comme paysage de l’imaginaire en Asie orientale
Contactez les responsables : Pénélope Ribou et Vincent Durand-Dastes
Si les traditions religieuses en Asie orientale se sont indéniablement transmises à travers la production et la circulation de textes canoniques et des rituels, l’erreur serait grande de négliger le rôle de l’image, du théâtre et du roman comme vecteurs de transmission du discours religieux. Les différents corpus sur lesquels s’appuieront les participants à cet axe seront étudiés en tenant compte de leurs évolutions historiques (depuis le 10ème siècle jusqu’à nos jours) et de leurs déclinaisons locales en Asie orientale (Chine, Japon, Corée, Vietnam), en retenant comme principale approche thématique la formation des au-delàs comme paysage de l’imaginaire. Participeront à cet axe Estelle Bauer, Vincent Durand-Dastès, Georges Favraud, François Macé, Laurent Nespoulous, Pan Junliang, Pénélope Riboud et Jérôme Tercé.
A quoi ressemblent les mondes des morts en Asie orientale ? Quelle est la fonction qu’ils assument auprès des vivants ? Comment ont-ils évolué à travers l’espace et le temps ?
S’il est un domaine où le dialogue entre les grands courants religieux chinois (le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme) d’une part, et la tradition littéraire d’autre part, s’est montré aussi fructueux qu’imaginatif, c’est dans l’invention d’univers, tantôt paradisiaques tantôt infernaux, susceptibles d’accueillir notre destin post-mortem.
Ces visions de l’au-delà ont donné naissance à une littérature protéiforme, à une imagerie luxuriante et à une riche tradition gestuelle et théâtrale, dont il est possible de suivre l’évolution sur plus de douze siècles à travers toute l’Asie orientale, de la province « occidentale » du Xinjiang au Vietnam, en passant par la Chine, la Corée et le Japon. Dès le 8e siècle de notre ère, plusieurs trajectoires alternatives s’offrent à l’individu après sa mort, qui l’entraîne tantôt devant un monde bureaucratique souterrain formé de dix cours que président des rois-juges impitoyables, tantôt dans de sauvages paysages taoïstes peuplés d’immortel(le)s, tantôt encore dans des paradis bouddhiques aux accents de musique et de danse. Ces schémas post-mortem s’appuient parfois sur des traditions religieuses bien définies (comme les Terres Pures de l’ouest des bouddhistes par exemple), mais parfois reposent sur la fusion de plusieurs croyances en l’au-delà, qui voient converger dans des lieux propices à l’imaginaire les anciennes croyances populaires chinoises, la conception du karma et de la réincarnation bouddhique, le culte des ancêtres confucéen et la bureaucratie céleste des taoïstes. C’est le cas notamment de la vision d’un enfer-purgatoire qui voit le jour au tournant du 9e et du 10e siècle, et qui évolue de façon continue jusqu’à nos jours.
Ces différentes vies après la mort ont souvent été étudiées individuellement, et l’accent a été mis tantôt sur leur dimension rituelle, tantôt iconographique, littéraire ou sociale, mais toujours en lien avec des traditions rituelles et eschatologiques indépendantes (bouddhisme et taoïsme essentiellement). Or les entrelacs et assemblages que forment les trajectoires post- mortem justifient de les considérer pour une fois côte à côte comme des espaces alternatifs, dont la topographie et les dynamiques internes pourraient assumer des fonctions similaires vis-à-vis des vivants.
Par ailleurs, à l’orée du spectre des au-delà possibles, on s’interrogera également sur le rôle de la tombe comme espace transitoire entre monde des vivants et monde des morts. Que nous dit son aménagement interne (structure, décor, mobilier) sur le schéma post-mortem auquel se rattachait le défunt ? Comment cet espace a-t-il été intégré dans la littérature et la culture visuelle dédiées aux au-delàs ? Dans quelle mesure les tombes, autant incarnation du religieux que du politique, témoignent-elles de la circulation et de l’économie des biens de prestige, de la légitimité à diriger, de la compétition et de la distinction au sein des élites ? Enfin, le monde du théâtre rituel chinois est pour partie composé de « yinxi », pièces des ténèbres, qui mettent en scène des voyages au monde des morts, et, souvent jouées la nuit, ont pour public désiré les défunts insatisfaits. Ces pièces jouées par les vivants pour assurer le salut des morts trouvent un écho direct dans l’art funéraire, qu’il s’agisse du décor de la tombe (dès le 12e siècle, au tout début de l’histoire du théâtre chinois, des éléments qui s’en inspirent apparaissent dans les tombeaux en Chine du nord) que des peintures liturgiques accompagnant les cérémonies célébrées à l’intention des défunts : dans la Chine des 19e et 20e siècles, les peintures des dix rois du monde souterrain abritent un véritable « théâtre des enfers », montrant des scènes célèbres du répertoire représentées devant les monarques infernaux. Notre projet tentera pour la première fois une approche globale de ce « théâtre de l’autre monde », dans ses dimensions picturales, rituelles et littéraires. Aux 20e et 21e siècles, de nouveaux arts de la représentation, notamment le cinéma fantastique, transmettent et renouvellent ce vocabulaire pictural de l’horreur et de l’espoir.
Le projet se donne donc pour double objectif mettre en évidence la richesse d’une foisonnante production imaginaire, et d’analyser les fonctions qu’assume la thématique des au-delàs dans l’art, la littérature et le théâtre au sein d’un système religieux et social complexe. Il s’inscrit dans la continuité du travail sur les enfers et le purgatoire qui avait été mené au sein du projet « Narrativité : Paroles, textes, images » dans le cadre de l’Idex Sorbonne Paris-Cité (2013-2016) et qui a donné lieu à un colloque international, une publication en préparation et plusieurs séminaires de master. L’analyse structurelle croisée de plusieurs visions de l’au-delà telles qu’elles apparaissent dans un large éventail de sources permettra à Vincent Durand- Dastès, Pénélope Riboud et Estelle Bauer de s’interroger sur les dynamiques internes de ces représentations des au-delàs (identifications des éléments de continuité et des déclinaisons régionales de certains schémas post-mortem (lieux, situations, personnages).
Vincent Durand-Dastès étudiera à travers les arts visuels et le théâtre la question de la théâtralité des représentations des enfers (le temps du rituel et ses traductions gestuelles ou iconiques, les différents types de mise en image des panthéons infernaux (ou célestes), et la théâtralité de la mise en scène des personnages qui les composent). Jérôme Tercé s’attachera à suivre l’évolution de ces représentations dans les films d’horreur de Hong-Kong ou Taiwan, et de leurs échos en Asie du Sud.
François Macé et Laurent Nespoulous, s’attacheront pour leur part à envisager le phénomène de la tombe dans le Japon pré et protohistorique. Ils travailleront pour ce faire dans un cadre qui mélange archéologie funéraire (dont le phénomène mégalithique au Japon) et croisement des données matérielles avec les textes les plus anciens de l’archipel (histoire, mythologie). Au-delà du monde infernal stricto sensu, Georges Favraud, au travers de l’étude ethnographique de pratiques taoïstes, aussi bien rituelles que théâtrales et individuelles (taijiquan, daoyin), qui impliquent de jouer à être un dieu, un animal, un artisan ou un fonctionnaire, abordera le rôle technique des intentions et des images incorporées dans la construction de gestes efficaces et dans le façonnement de la personne et de la communauté.
Pan Junliang s’intéressera au rite taoïste dit de « raffinement » (liandu 煉度) et à ses représentations. Ce rite, s’articulant à des conceptions de l’au-delà comportant un ensemble de structures bureaucratiques et de panthéons, permet au pratiquant non seulement de transformer son corps charnel en un corps spirituel pour ainsi atteindre l’immortalité, mais aussi de délivrer les morts du jugement et des tortures subies dans les enfers. Il s’agira à travers cette étude de comprendre les modes d’intériorisation et d’universalisation de la religion chinoise ainsi que sa construction continue par l’intégration de diverses traditions (culture de soi, Bouddhisme mahāyāna, etc.,). Pan Junliang examinera également les circonstances politico-sociales dans lesquelles prospère ce rite.
Thème 4. Histoire intellectuelle et traditions spirituelles
1. Approche de l’histoire intellectuelle en Asie de l’Est à travers les récits biographiques
Contactez les responsables : Stéphane Arguillère et Frédéric Wang
Plusieurs des membres de l’IFRAE travaillent plus particulièrement sur des corpus théoriques d’ordres divers, qui doivent aux particularités culturelles de l’aire considérée de n’être jamais complètement coupés de la sphère religieuse – dont la délimitation à l’égard du champ profane est, au reste, difficile à tracer dans les civilisations considérées – et même parfois impossible. C’est leur inclusion dans cette dimension ou dans cette nébuleuse peu ou prou religieuse qui explique l’inscription de cette thématique dans l’axe 3 – mais aussi le choix d’une approche de type historique.
Plus précisément, plutôt que le point de vue souvent trop extérieur de « l’histoire des idées », parfois excessivement descriptif ou doxographique dans la description des contenus de pensée, nous avons opté pour une approche serrant au plus près l’expérience de la pensée à travers l’étude combinée de nos corpus théoriques avec toute une littérature biographique (sous toutes ses formes : nécrologie, inscription funéraire, stèle, chronologie année par année, autobiographie, biographies dans les histoires officielles et non-officielles, dans les
monographies locales et dans le biji 筆記…).
Ainsi, sous des modalités diverses, appropriées aux diverses époques et zones culturelles de l’aire considérée, nous nous proposons de travailler à une approche des pensées d’Asie Orientale qui ne les séparerait ni de leurs conditions de production réelles, ni des préoccupations (notamment religieuses) de leurs auteurs. Cela implique de tenir le milieu entre deux erreurs : ni arracher les contenus conceptuels au contexte réel de leur élaboration, souvent implicite, pouvant inclure toutes sortes d’attendus « non philosophiques » tacites ; ni vouloir ne voir dans la spéculation théorique qu’une superstructure idéologique sans autonomie à l’égard de la religion, des pratiques méditatives ou des conditions sociales.
Une telle approche impose une réflexion sur la biographie comme genre littéraire dominant au sein de la littérature historiographique dans nos aires concernées. Notamment, il s’agit de cerner le type d’informations que l’on peut en tirer quant au rapport des auteurs et des personnages considérés (lettrés, religieux, politiques…) (1) au travail de la pensée (présentée comme invention ou comme continuation d’une tradition, etc.) et (2) à leur contexte social et culturel dans différents registres.
Une telle approche favorisera des comparaisons entre les aires et les périodes concernées par les recherches des divers participants de ce thème. Cette thématique interdisciplinaire (histoire, littérature, philosophie) concerne en effet des collègues et des doctorants de l’IFRAE, spécialistes de la Chine, de la Corée, du Japon et du Tibet. Elle couvre une période étendue qui va de l’époque ancienne et médiévale à l’époque moderne en passant par l’époque pré- moderne.
Les recherches biographiques de Stéphane Arguillère, historien de la pensée tibétaine, portent sur les auteurs et personnages clefs entre les 13e-15e siècles et du 19e siècle au début du 20e siècle. Monique Casadebaig s’interrogera à travers les biographies sur la manière dont l’historiographie chinoise condamne ou remercie sans procès les dialecticiens de l’époque
pré-impériale : Gongsun Long, Hui Shi, Deng Xi. Vincent Durand-Dastès, déjà très impliqué dans d’autres thématiques de l’axe 3, poursuivra son travail sur les hagiographies. Simon Ebersolt compte examiner les éléments biographiques du philosophe Kuki Shūzō (1888-1941) dans ses poèmes où il fait part de son expérience parisienne ou dans ses essais et correspondances qui nous donnent des informations sur le contexte intellectuel et philosophique de l’époque. Kim Daeyeol souhaite étudier les autobiographies de la dynastie du Chosŏn du 17e siècle au 19e siècle. en mettant l’accent sur la « découverte de soi » des auteurs dans leurs rapports avec le néoconfucianisme orthodoxe et les autres traditions
« religieuses ». Liu Hong travaillera sur les lettrés « mineurs » entres les deux Song (13e siècle) à partir des biographiques enregistrées dans le biji, genre sur lequel elle travaille depuis de nombreuses années. François Macé envisagera deux volets : notices rédigées par les disciples à l’occasion de la publication de l’œuvre d’un auteur des Études japonaises et biographies divines rassemblées dans le recueil du Shintōshū, proches du conte. Frédéric Wang s’intéresse pour ce projet à certaines biographies dans la « Forêt de lettrés » de l’Histoire des Ming
(Mingshi 明史).