Maître de conférences HDR en études chinoises à l’université Lumière Lyon 2, membre de l’Institut d’Asie Orientale, Marie Laureillard a rejoint l’IFRAE pour une délégation CNRS d’un an à partir de septembre 2021.
Qu’est-ce qui vous a amenée à votre discipline et à votre aire d’étude ?
Si mon goût pour la littérature et l’histoire de l’art s’est forgé tout au long de ma scolarité, c’est en première année d’études supérieures que j’ai décidé de m’orienter vers l’étude de la langue et de la civilisation chinoises à l’Inalco, séduite par un cours d’histoire de l’art de la Chine à Paris IV. A l’Inalco, qui a représenté pour moi une ouverture vers un autre monde encore largement empreint d’inconnu et de mystère, j’ai beaucoup apprécié la variété des enseignements de langue et de civilisation : je pense même avoir suivi tous les cours possibles sur la Chine, plus que nécessaire pour valider ma licence ! C’est sous la direction de François Cheng que j’ai effectué ma maîtrise de littérature chinoise sur le poète contemporain Gu Cheng, même si je suis toujours restée fidèle à mon orientation première en histoire de l’art, discipline qui m’apparaît complémentaire de la langue et de la littérature chinoises. L’époque moderne m’a semblé dès ma thèse un champ suffisamment riche pour permettre de nombreuses investigations pouvant contribuer à une histoire culturelle « connectée ».
Pouvez-vous présenter votre parcours académique en quelques mots ?
Ma formation initiale allie un cursus de langue et civilisation chinoises à l’Inalco à un cursus d’histoire de l’art à Paris IV. J’ai eu l’occasion d’étudier en Chine, d’abord à l’Institut de langues (devenu aujourd’hui Université des langues et cultures), plus tard à l’Institut central des beaux-arts à Pékin afin de compléter mes études d’histoire de l’art et d’entamer mes recherches de thèse. Par la suite, j’ai pu compléter ma formation en chinois à Paris 7 et à l’ENS Fontenay-Saint-Cloud. Ma thèse de doctorat a porté sur l’artiste et écrivain Feng Zikai (1898-1975) : j’ai bénéficié des conseils d’Anne-Marie Christin dont l’approche éclectique et le regard comparatiste m’ont éclairée sur les « transferts culturels », si fondamentaux dans l’étude de la modernité chinoise. L’un des buts de cette recherche a été de montrer comment le dynamisme de la création de Feng Zikai reposait sur le dialogue du texte et de l’image, en particulier dans le manhua lui-même (version chinoise du terme japonais manga, apparu antérieurement), cet art qui relève de la culture populaire et qui se situe à mi-chemin entre la caricature et la bande dessinée, mais aussi entre ses essais et ses illustrations (cf. Couleur de nuage, 2010, Gallimard). J’ai compris que les échanges entre le lisible et le visible, qui sont au cœur de mes recherches, ne se limitaient pas à ceux noués entre la littérature et la peinture et que les relations entre le texte et l’image pouvaient être envisagées dans leur ensemble. L’approche esthétique se doublait d’une approche sociologique cherchant à établir les facteurs et effets sociaux des productions culturelles. Par la suite, ma monographie d’HDR (à paraître chez Hémisphères) a prolongé ma réflexion sur l’intermédialité à travers l’étude des trois revues d’avant-garde, qui associent caricatures, photographies et textes littéraires, publiées à Shanghai dans les années 1930.
Que représentent l’Inalco et l’IFRAE pour vous ?
C’est un retour à mes origines, en quelque sorte, et à un esprit qui m’est familier, puisque c’est là que j’ai étudié le chinois (et même le japonais pendant un an !). La multidisciplinarité et la proximité de spécialistes d’autres aires culturelles de l’Asie de l’Est permettent de prendre du recul sur certains domaines d’étude et de mieux appréhender les circulations d’idées ou d’image dans cette zone du monde (je pense par exemple à l’art et à la littérature du Japon, qui à l’époque moderne ont tant influencé la Chine, ou encore à l’imagerie populaire du Vietnam, qui présente bien des points communs avec celle de la Chine). L’Inalco et l’IFRAE représentent aussi un lieu de bouillonnement intellectuel et d’échanges stimulants, comparables à ceux de l’Institut d’Asie Orientale à Lyon (dont je suis membre) mais à beaucoup plus grande échelle.
Quels sont vos thèmes de recherche et projets à venir ?
Au centre du projet qui anime ma demande d’accueil en délégation se trouve une étude conjointe de la littérature chinoise néo-sensationniste et de la caricature sociale à Shanghai dans les années 1930. Elle s’accompagnera de la traduction de nouvelles de Mu Shiying, Liu Na’ou et d’un roman de Ye Lingfeng, à la suite de Confessions inachevées (Ye Lingfeng, 2020, éditions Serge Safran). L’ambition de cette recherche est de jeter un nouvel éclairage sur la littérature néo-sensationniste à la lumière de l’environnement matériel et, inversement, sur la caricature au regard de l’expression verbale, qui met en valeur le foisonnement visuel de la modernité shanghaienne. Ecrivains et artistes, qui jouissent d’une relative liberté pendant la décennie de Nankin au sein des concessions étrangères et du fait d’un pouvoir central assez faible (1927-1937), sont souvent associés dans l’édition de revues : ils collaborent donc sur un même support, l’imprimé, où textes et images sont juxtaposés. Ces deux types de création sont un exemple de la formidable créativité de l’époque et une réponse aux défis du monde moderne qui nous invite à accepter une autre modernité que la nôtre, tout en mettant en évidence les circulations de textes et d’images.
La délégation sera également mise à profit pour concevoir un projet d’incubation d’ANR autour de la caricature en Asie orientale lors de son entrée dans la modernité (Chine, Vietnam, Corée, Japon, Taiwan), dans sa dimension graphique, voire littéraire, et sous l’angle de ses circulations intra-asiatiques et européano-asiatiques. J’aimerais également proposer une journée d’étude dans le cadre de l’IFRAE d’ici le mois de juin (sur l’imagerie populaire en Asie de l’Est par exemple, ou bien sur la traduction littéraire). A ces projets s’ajoutent un colloque sur la bande dessinée en Asie de l’Est les 14 et 15 octobre (musée du quai Branly/ENS de Lyon), la coorganisation d’un séminaire sur la couleur noire (https://ceei.hypotheses.org/9352) et plusieurs publications d’ici l’été prochain, dont la codirection d’un numéro de la revue Extrême-Orient Extrême-Occident sur la caricature, d’un ouvrage sur le thème de la nuit à la croisée des arts et des cultures (qui comportera un article sur les écrivains néo-sensationnistes) et d’un ouvrage sur la caricature en Asie de l’Est avec Laurent Baridon (issu des actes de notre colloque du mois de mai).
Quels projets du laboratoire allez-vous rejoindre ?
L’axe I me semble particulièrement proche de mes champs de recherche, notamment le projet n°2 du thème n°1 intitulé « Sources visuelles, sources textuelles : approches interdisciplinaires de l’image ». Ce serait pour moi l’occasion d’approfondir la question des circulations de la caricature intra-asiatique avec des spécialistes d’autres aires comme Emmanuel Poisson ou Christophe Marquet et de collaborer avec Vincent Durand-Dastès sur les estampes populaires chinoises (corpus indissociable de la production littéraire). Mon intérêt pour la prose et la poésie chinoises modernes ainsi que pour la traduction pourrait peut-être aussi recouper certains travaux du projet n°1 (« Poésie et prose : liens, règles, enjeux »).
Je souhaiterais également rejoindre l’axe 2 sur les questions de société (thème 3), qui me tiennent à cœur : le projet n°1 sur les populations japonaises retient mon attention dans la mesure où j’ai travaillé récemment sur les représentations de la vieillesse en Chine (ouvrage collectif à paraître en 2022 chez Peter Lang), ainsi que le projet n°4 sur le genre en Asie, qui pourrait sans doute intégrer mes travaux sur la « modern girl » en Chine républicaine, cette figure ambivalente qui incarne les contradictions de la modernité.
Souhaiteriez-vous adresser quelques mots aux membres de l’IFRAE ?
Mon orientation personnelle fait de l’IFRAE l’équipe idéale pour engager une coopération dans le domaine de l’étude des caricatures, de l’écriture urbaine du premier vingtième siècle et de l’intermédialité : je me réjouis d’avance des futurs échanges avec les membres de l’IFRAE et j’espère contribuer autant que possible aux travaux de ce centre de recherche si stimulant.