Les langues, les sources et leurs enjeux

Responsable : Makiko Andro-Ueda

Traduire et interpréter, comme gestes fondamentaux du partage scientifique, constituent les fondations qui ont permis au mouvement de réflexion critique dominant aujourd’hui le champ de la recherche en SHS de se développer. Si cette circulation des savoirs est désormais un enjeu essentiel dans un monde académique où les frontières nationales et aréales sont de plus en plus obsolètes, force est de reconnaître que, de nos jours encore, cette circulation trop souvent se fait dans la même direction, de l’Occident vers les zones plus périphériques, conformément à une hiérarchie et des rapports de force scientifiques qui ne se modifient que lentement. Faire connaître les corpus est-asiatiques en les rendant disponibles par le biais de traductions raisonnées, mais aussi irriguer le champ du discours critique occidental en présentant et diffusant les modes de réflexion élaborés autour de ces corpus, constituent donc un objectif épistémologique majeur. 

Pour atteindre cet objectif, il s’agit, à travers cet axe « Les langues, les sources et leurs enjeux », de créer un espace de collaboration permettant de raviver la tradition philologique d’excellence, héritière de la grande école orientaliste française, en renforçant sa dimension réflexive, sur toute la sphère concernée dont l’écriture sinisée est l’un des principaux dominateurs communs. L’immensité du corpus qui reste à défricher explique la variété des projets qui portent à la fois sur différentes aires et différentes périodes. L’approche dominante est l’analyse textuelle, mais toujours accompagnée de démarches connexes, comme l’analyse iconographique, l’analyse des concepts, l’analyse des faits linguistiques et plus généralement la réflexion discursive critique. Faut-il seulement rappeler cette évidence que traductions et analyses n’ont aujourd’hui de légitimité scientifique que dans une interaction constante, condition nécessaire pour que les études est-asiatiques soient entendues hors de leurs limites académiques traditionnelles ? 

Cet axe a aussi pour vocation de constituer une plateforme de rencontre et de réflexion sur l’articulation entre la recherche et l’enseignement, que ce soit dans le cadre du supérieur ou du secondaire (pilotage des concours de l’agrégation en chinois et en japonais, contribution à la préparation du Capes de philosophie). On notera enfin la collaboration forte avec les chercheurs du CRCAO.  

Thème 1. Comprendre, interpréter, traduire
Projet : Poésie et prose : liens, règles, enjeux
o Sous-projet : Nouveaux chants pour les terrasses de jade
o Sous-projet : Genji Monogatari
o Sous-projet : Poésie japonaise moderne et contemporaine
Projet : Cultures visuelles et matérielles de l’Asie : objets et images en contexte
Thème 2. Les concepts et les mots
Projet : Concepts et lexique de la philosophie japonaise moderne
Projet : Constitution et exploitation des corpus langagier

Thème 1. Comprendre, interpréter, traduire

ce premier thème réunit des chercheurs travaillant sur de grandes œuvres du patrimoine littéraire et artistique est-asiatique.  
Chacun des projets décline, sur son corpus spécifique, cette même ambition de mise en circulation de textes, de savoirs, de discours critiques. Cette circulation n’a bien entendu de sens que dans la mesure où la dimension patrimoniale des corpus envisagés s’ouvre sur le monde actuel. Les réflexions engagées dans ce cadre doivent fournir des outils conduisant à réinterpréter les représentations et les discours contemporains ; si le premier domaine concerné est bien entendu celui de la culture, il va de soi que, par ce biais, les aspects sociaux et politiques sont également concernés. 

Projet 1. Poésie et prose : liens, règles, enjeux
. Sous-projet 1: Les Nouveaux chants pour les terrasses de jade)
Responsables : Valérie Lavoix et Michel Vieillard-Baron

Compilée vers 534-535 par Xu Ling (507-583), sous le titre des Nouveaux chants pour les terrasses
de jade (Yutai xinyong) et sous le patronage du prince héritier de la dynastie Liang (502-557) Xiao
Gang (503-551 ; empereur Jianwen r. 549-551), cette anthologie de poésie galante constitue une pierre angulaire de l’histoire de la poésie régulière (shi) chinoise, et comprend 650 poèmes.
Ce projet commencé en 2019 a pour but d’achever collectivement la traduction partielle du Yutai xinyong commencée par François Martin (1948-2015), de produire les traductions qui manquent, et l’annotation critique indispensable à l’ensemble de l’anthologie, en se référant, grâce à l’expertise de Michel Vieillard-Baron, aux éditions annotées en japonais de Suzuki Toraō et Uchida Sennosuke que François Martin a lui-même continûment exploitées.
Les travaux de l’équipe ont progressé très régulièrement dans le cadre d’un séminaire bimensuel auquel participent des collègues extérieurs à l’Ifrae et des doctorants de l’IFRAE et du CRCAO. Il va se poursuivre au cours du prochain quinquennal avec pour objectif sa publication dans la collection « Bibliothèque chinoise » (bilingue) des Belles lettres, comme le souhaitent les directeurs de cette collection.

. Sous-projet 2 : Roman du Genji (Genji Monogatari)
Responsables : Anne Bayard-Sakai, Sumie Terada, Daniel Struve

Cette action scientifique à long terme est menée par le CEJ depuis le début des années 2000 et conjointement avec le CRCAO depuis 2015. Pour le prochain plan quinquennal, l’équipe continuera de travailler sous la forme d’un atelier mensuel de traduction réunissant des enseignants-chercheurs, des masterants et des doctorants. Il continuera de jouer un rôle de lieu de formation pour les futurs spécialistes en langue classique japonaise.
En revanche, il a été décidé de suspendre les cycles de recherche trisannuels afin de se consacrer à la publication des communications des journées d’études et colloques des années précédentes, en japonais et en français. Pour commencer, un numéro du Cipango réunissant la traduction des chapitres 2 à 4 et des articles de recherches est en préparation (publication pour 2024).

. Sous-projet 3: poésie contemporaine japonaise
Responsable : Makiko Andro-Ueda

Le groupe « Poésie contemporaine japonaise » est en train d’achever la traduction des deux-principaux recueils du poète HAGIWARA Sakutarô. Il va mettre en valeur cette publication en organisant un colloque international sur le thème de la modernité poétique japonaise. Le groupe souhaite poursuivre son activité de traduction. Noms des poètes dont l’œuvre pourrait faire l’objet d’une traduction: KANEKO Mitsuharu, SHIMAZAKI Tôson, KANBARA Ariake, ITÔ Hiromi. En partenariat avec des collègues d’autres aires linguistiques du monde, le groupe envisage d’organiser deux journées d’études sur le thème de la rencontre entre poésie autochtone et poésie occidentale afin d’en étudier les effets. En effet, les « Belles Lettres » non prosaïques ont une longue existence dans plusieurs régions non européennes et souvent, leur production s’est profondément modifiée au contact de la « poetry » venant d’Europe, entraînant un renouvellement de la vision de la vocation de la composition poétique. Cette rencontre entre deux modalités de production poétique qui ne sont pas exactement équivalentes a parfois abouti à la création d’un nouveau genre, ce qui est le cas au Japon.

Projet 2 : Cultures visuelles et matérielles de l’Asie : objets et images en contexte
Responsables : Estelle Bauer, Lia Wei, Christophe Marquet

L’Asie de l’Est est ici abordée à travers des images et des objets sous des formes variées (peintes, gravées, sculptées, imprimées…), souvent assorties de textes. Ces œuvres représentent un corpus considérable, indissociable de la production littéraire et des courants religieux. Le corpus comprend non seulement des œuvres situées dans leur pays d’origine, qu’elles soient encore dans leur contexte (monastères, sites naturels…) ou séparées (dans des musées), mais aussi des œuvres se trouvant dans les collections occidentales (musées, bibliothèques, collections privées). Les
activités et les réalisations consistent aussi bien en l’étude d’œuvres, qu’en réflexion sur des thèmes, en des traductions de textes fondamentaux. Le recrutement de Lia WEI, McF en histoire de l’art chinois en 2021, a donné un nouvel élan à l’équipe et a permis l’ouverture de nouveaux projets de recherches collaboratifs.
Dans la continuité du précédent quinquennal, les membres de l’équipe vont poursuivre leur travail de mise en valeur des œuvres chinoises et japonaises dans les collections françaises et européennes, conservées dans les musées et bibliothèques et ainsi de suppléer l’absence de spécialiste dans ces institutions. Les membres de cette équipe ont montré leur capacité à fédérer des universitaires, des conservateurs de bibliothèques et de musées. Une attention particulière est accordée à la formation des étudiants en niveau Master essentiellement, en l’absence de doctorants dans la discipline. L’IFRAE souhaite ainsi devenir l’un des pôles pour la formation des jeunes chercheurs en histoire de l’art de l’Asie orientale. Ce projet se décompose en plusieurs volets qui reprennent ceux du précédent quinquennal.

Volet 1 – Manuscrits à peintures et livres illustrés japonais anciens dans les collections publiques
françaises

Il s’agit d’un projet au long cours particulièrement fécond, initié dans les années 2000, au Centre d’Études Japonaises (CEJ). Il consiste en l’étude, la traduction et l’édition de manuscrits à peintures et de livres illustrés anciens japonais dans les collections françaises. Il vise à mettre en valeur des œuvres délaissées ou ignorées, sous la forme de publications de fac-similés, de traductions et d’études. La thématique générale porte sur la question des relations entre peinture et éditions imprimées, ainsi que la réception de la culture classique au Japon à l’époque d’Edo (XVIIe-XIXe siècle) et ses transformations : circulation des thèmes, transformation d’un support à l’autre (livre, gravure, etc.). Porté par Christophe Marquet et Estelle Bauer, il a donné lieu à des publications, des conférences et des expositions. Les institutions collaboratrices dans ce cadre sont l’INHA (recherche et bibliothèque), la BnF, le Musée des arts décoratifs de Paris, la Société Asiatique (Collège de France), le musée Guimet, l’ENSBA, le musée des Beaux-Arts de Dijon, le musée des arts asiatiques de Nice, la Fondation Bodmer à Genève… Le prochain quinquennal devrait notamment voir
l’aboutissement d’une collaboration avec la Fondation Bodmer et l’université de Genève dans le cadre d’un projet en humanité numérique (valorisation de manuscrits illustrés du Dit du Genji).

Volet 2 – Cadeaux diplomatiques japonais
Ce projet porté par Estelle Bauer a eu pour point de départ une exposition au musée national du château de Fontainebleau en 2021 consacrée à des cadeaux diplomatiques offerts par le Japon à la France dans les années 1860. Mené initialement par une équipe franco-japonaise, ce projet inclut à présent des chercheurs et conservateurs de musées européens. Il bénéficie par ailleurs d’un financement de type ANR (Kaken) porté par le musée national de l’histoire du Japon. Le projet s’articule autour des 3 axes suivants : 1) Trajectoire biographique des cadeaux diplomatiques et comment s’opèrent des changements dans leur statut et leur signification en Europe; 2) Typologie des cadeaux et comparaisons avec les présents destinés aux autres pays du monde sinisé, en particulier la Corée (XVIIe- XIXe siècle). 3) Ce que disent les archives diplomatiques japonaises sur la conception et la fabrication de ces objets.

Volet 3 – Objets chinois de Fontainebleau
Initié en 2022 et piloté par Lia Wei et Estelle Bauer, ce projet consiste en l’étude des objets chinois conservés au château de Fontainebleau. Il est une extension des volets 1 et 2 au sens où il contribue à la mise en valeur d’objets conservés dans les collections publiques. Les participants sont des universitaires, des conservateurs de musée, des jeunes chercheurs (doctorants, postdoctorants) et des étudiants en master qui se réunissent sous la forme d’un atelier de recherche bimestriel. Lors de chaque séance de l’atelier, 2 à 4 personnes font un exposé sur une œuvre ou un
ensemble d’œuvres. Le caractère sensible des objets étudiés (certains proviennent du pillage du Palais d’été par
les troupes françaises et britanniques), nous conduit à poursuivre ces recherches de façon relativement confidentielle. Nous souhaitons toutefois leur donner plus de visibilité grâce à une convention nouée avec le château de Fontainebleau et espérons organiser des journées d’études annuelles et des publications dans des revues (ex: Arts asiatiques) et sous la forme d’un recueil d’articles.

Volet 4 – Objets inscrits et estampages
Piloté par Lia WEI, ce projet aborde la culture matérielle et visuelle en chine par le biais des inscriptions présentes sur les objets, et des estampages de ces inscriptions/objets. Ces documents visuels ou matériels porteurs d’inscriptions, sont accessibles directement dans les collections muséales ou les bibliothèques parisiennes. Les images ou objets inscrits dénotent une valorisation particulière dans leur contexte d’origine, leur inscription fournit des éléments sur la
biographie/trajectoire de l’œuvre entre contextes de production et réception, et ces oeuvres sont délaissées dans les musées ou bibliothèques car les conservateurs et bibliothécaires sont rarement formés en langues orientales.

Ce projet servira de cadre à un séminaire où les étudiants travailleront sur documents et objets in situ qu’ils apprendront à manier, observer, documenter, déchiffrer, traduire et interpréter. Organisé en collaboration avec des chercheurs, conservateurs, bibliothécaires, restaurateurs, ce séminaire permettra de discuter et réfléchir sur la production matérielle et des corpus textuels (archives impériales, sources littéraires, correspondance, traités d’esthétique, catalogues d’antiquités, etc). L’expertise linguistique des étudiants sera mise à contribution de projets de catalogage ou de recherche en cours. Leur production écrite sera dans la mesure du possible intégrée dans des
expositions ou publications, sous des formes variées. Les institutions partenaires offriront des possibilités
de stage individuel en contact avec les documents ou œuvres originales. Ce projet rejoint des expériences menées par Estelle Bauer dans le cadre de son séminaire de Master. Pour cette raison, il est envisagé de créer un séminaire commun qui couvrirait les mondes chinois et japonais (pour commencer).

THEME 2 : LES CONCEPTS ET LES MOTS

Projet 1. Concepts et lexique de la philosophie japonaise moderne
Responsables : Takako Saito, Akinobu Kuroda, Simon Ebersolt, Arthur Mitteau, Bernard Stevens, Mayuko Uehara.

Ce groupe, fondé en 2001 par le Centre d’Études Japonaises (CEJ), a pour objectif de réfléchir sur des concepts philosophiques japonais. Ce groupe très dynamique se réunit 5 fois par an autour de deux interventions suivies d’un débat Les participants sont doctorants, post-doctorants et chercheurs des universités françaises, japonaises, belges, italiennes, allemandes. Les activités du groupe ne se limitent donc pas aux membres de l’Ifrae. Le groupe encourage les travaux de doctorants qui sont souvent isolés. Il constitue ainsi pour eux un lieu de formation intellectuelle et d’encadrement qui leur permet de présenter l’avancement de leur thèse à des pairs. Il est probablement le seul endroit en France, voire en Europe, où il est possible de discuter en profondeur sur les concepts philosophiques japonais. En effet, il est donné à chaque orateur le temps de développer ses idées, à la différence des habituelles journées d’études qui optent pour un format court d’une vingtaine de minutes. Ce groupe de recherche joue un rôle d’incubateur pour les articles et les thèses en cours de rédaction : plus de 10 doctorants ayant participé aux activités de ce groupe ont terminé leur thèse depuis 2001 et plusieurs ont trouvé un poste. Il souhaite poursuivre ces activités de la même manière avec l’organisation d’activités ordinaires (5 demi-journées d’études/ an) et extraordinaires (participation à des colloques de plus grande envergure internationaux ou en collaboration avec l’université Paris-Nanterre). Le groupe envisage d’inviter des chercheurs anglophones comme les années précédentes.

Projet 2. Constitution et exploitation des corpus langagiers
Responsables : Jean Bazantay et Yayoi Nakamura

Après le précédent quinquennal consacré à une thématique pluridisciplinaire sur la subjectivité,
l’équipe linguistique propose pour 2023-2028 un projet disciplinaire en sciences du langage visant à
constituer et à explorer les corpus langagiers du japonais. Un corpus est un ensemble de textes ou productions linguistiques rassemblés pour des visées précises (Poudat et Landragin 2017). À l’ère numérique, le corpus constitue un objet d’étude incontournable et, pour la langue japonaise, le National Institute for Japanese Language and Linguistics (Ninjal) a d’ores et déjà élaboré de précieux corpus. Pendant ce quinquennal, nous nous proposons, d’une part, de constituer de nouveaux types de corpus aux caractéristiques innovantes et adaptées aux besoins de la recherche française et, d’autre part, d’explorer de nouvelles exploitations aussi bien dans le domaine de la linguistique
théorique que de la linguistique appliquée.

Le projet s’articule autour des deux sous-axes suivants :
1) Constitution d’un corpus parallèle français-japonais et ses applications
Le corpus parallèle est un type particulier de corpus composé d’un ou plusieurs textes originaux et de ses/leurs traductions. Il constitue une ressource extrêmement intéressante aux possibilités d’application très riches. L’un des objectifs de notre projet est la constitution d’un corpus parallèle français-japonais destiné à être mis à disposition de chercheurs de différents profils comme d’enseignants, désirant se procurer des données bilingues.
Parallèlement à ce travail de compilation, des études mettant à profit un tel corpus seront également menées. En effet, le corpus parallèle peut être utilisé dans différents domaines, non seulement dans les études contrastives en linguistique théorique et descriptive, mais aussi dans les travaux en linguistique appliquée ou à visées pédagogiques. Il servira par exemple à la constitution d’un lexique multilingue, à l’analyse linguistique ou textuelle dans une approche comparée ou encore la création de matériel pédagogique.

2) Corpus et didactique du japonais
Les exploitations didactiques des corpus sont nombreuses. En fournissant des informations quantitatives sur le lexique en termes de fréquence et de collocations, ils renseignent par exemple sur le vocabulaire de base et facilitent l’élaboration d’outils de référence (lexiques, dictionnaires, grammaires, etc.), la constitution de matériels pédagogiques (manuels) ou l’élaboration de programmes. Ils permettent également d’obtenir des informations qualitatives telles que des exemples authentiques ou des informations d’ordre sociolinguistique. Par ailleurs, les corpus constitués de productions d’apprenants nous renseignent sur les erreurs des apprenants et les corpus longitudinaux qui suivent des cohortes sur plusieurs années fournissent de précieuses informations sur le processus d’acquisition d’une langue étrangère et l’évolution de l’interlangue des apprenants au fil de l’apprentissage. C’est sur l’observation de ce type de corpus que nous envisageons de concentrer nos efforts durant ce quinquennal.